Voici un article que j'ai lu ce matin et qui m'a "plu"- pour la réflexion qu'il développe et non pour les faits qu'il dénonce, bien évidemment.
"Je baffe donc je suis" de par David LE BRETON
Dans la rubrique Rebonds de Liberation (http://www.liberation.fr/)
Une enseignante est agressée par un élève, et l'action est tranquillement filmée par un autre qui exhibe ensuite le trophée sur l'Internet. Ailleurs, ce sont d'autres prouesses qui sont enregistrées et diffusées: des violences physiques, sexuelles, des scènes d'émeute et de destruction de biens, des affrontements entre groupes rivaux, des agressions mineures dans la rue sur des inconnus à l'image du happy slapping («joyeuses baffes»). Ces scènes deviennent ensuite des sortes de médailles envoyées sur l'Internet pour valider l'exploit. Par ailleurs, d'innombrables sites tiennent à la disposition des amateurs des répertoires de scènes de viols, de tortures, de meurtres que n'importe qui peut télécharger moyennant finance.
Sur un autre registre, mais lié, des chaînes commerciales passent à des heures de grande écoute (de grande vision plutôt) des séquences d'ultraviolence empruntées à l'actualité, sans grand souci de la souffrance des victimes ou de leur famille. Des émissions spécialisées les réunissent parfois dans des sortes de best-of. Sur un mode plus soft, les émissions fondées sur le principe de «piéger» quelqu'un dans la vie quotidienne pour jouir en voyeur de la situation se multiplient, sollicitant même des enfants, mettant à vif le nerf des adultes. Des téléspectateurs eux-mêmes envoient les séquences vidéo où un proche s'est involontairement couvert de ridicule ou blessé. Le happy slapping est dans l'air du temps comme une sorte d'ambiance générale. Des émissions cultes pour les jeunes comme Jackass ou Dirty Sanchez, où la provocation devient une forme d'humour, en sont une illustration ludique (mais consentie par les acteurs).
Là où, autrefois, l'attrait de la régression était barré par des interdits encore relativement agissants, étayés par une présence des parents ou d'autres adultes, vigilante en termes d'éducation, l'interdit est battu en brèche par d'autres modalités éducatives plus centrées sur le laisser-faire et l'autorégulation, car fondée sur le sentiment d'autonomie de l'enfant.
Pendant que les parents perdent leur influence éducative, que l'école peine à établir les règles d'une citoyenneté partagée, une part des jeunes entre sous l'influence d'une culture des pairs tout entière régie par l'univers de la consommation et de la publicité, accentuant encore l'écart entre les générations. Aucune instance n'est plus en mesure de dicter des conduites, d'induire des normes morales, l'expérimentation commande une part du rapport au monde, le corps à corps venant éventuellement à la place de repères de sens ou de valeur partagés.
Un manque de distinction est souvent décelable chez certains jeunes entre les prérogatives de l'espace privé et les exigences sociales de l'espace public. Les contraintes propres à ce dernier sont volontiers vécues comme une brimade ou comme une ressource pour une provocation ludique des autres, et notamment les adultes. Nombre de jeunes ne sont plus culpabilisés par ces comportements, ils sont à l'inverse dans la jubilation de titiller ce qu'ils n'ignorent pas de l'interdit des autres, car si ces derniers sont inopérants en eux, ils savent le degré d'agacement, de gêne ou d'effroi qu'ils suscitent à leur entour. Ils satisfont à la fois une régression pulsionnelle et se replient dans la toute-puissance de l'enfance, tout en mesurant également leur pouvoir d'action sur les autres. Ce jeu de provocation est soutenu par une organisation sociale qui tend à se juvéniliser et à proposer ces régressions comme un modèle de comportement. Après soi le déluge.
Dans une société où les limites se négocient en permanence, il convient de savoir jusqu'où aller. Souci par ailleurs typiquement adolescent, accentué par le contexte contemporain de désorientation du sens et la nécessité d'établir par soi-même les codes de ses relations aux autres et au monde. Forcer le trait est une bonne manière d'attirer l'attention. Maints comportements de la vie quotidienne sont de cet ordre, avec la volonté de troubler le regard des éventuels spectateurs d'une autre classe d'âge. Ces attitudes tendent à devenir courantes dans les lieux publics ou les transports en commun (bousculades à grands cris, pets, rots, baisser son pantalon, interpellations bruyantes...). Le tout assorti de regards en coin pour évaluer le degré de réussite de la provocation. Nous sommes désormais dans des sociétés d'expression libre du plaisir, où la jouissance est de droit.
Si l'autre n'a guère de statut, la honte n'a plus lieu d'être car la pudeur est disqualifiée. Paraître n'a plus pour l'adolescent le sens de comparaître car le regard d'autrui est sans incidence sous cet aspect. Seul importe le fait de se faire plaisir. La reconnaissance n'a de valeur que venant des pairs, et surtout pas du père ou des aînés. C'est un monde du proche, de copains, et non du lointain, témoignant d'une altérité. C'est un monde de toute-puissance puisqu'il n'intègre pas dans ces comportements la place de l'autre. L'absence de honte traduit le moi grandiose de certains adolescents dans leur volonté d'autoengendrement, ils prétendent non seulement ignorer les règles et les valeurs du lien social, mais entendent de surcroît provoquer ceux qui les regardent. Le jeune est assuré de la connivence d'une partie de ceux de sa classe d'âge, en ce sens il n'est nullement dans la subversion des modèles de civilité mais dans leur renforcement puisque la transgression engendre ici le rire et le mépris à l'encontre des victimes. Le jugement dépréciatif des autres est recherché comme une incitation à aller plus loin encore.
Ces comportements sont essentiellement masculins, renchérissant sur de vieilles valeurs de la virilité où il s'agit d'être le meilleur en multipliant les épreuves: qui pisse ou crache le plus loin, qui «tombe» le plus de filles, qui a «la» plus longue, qui «ose» agresser un passant ou une connaissance, qui a insulté le plus copieusement les CRS, ou mis le feu à une voiture, etc. Les filles sont absentes ou spectatrices éblouies de ces joutes viriles. Rites mineurs de virilité qui ne se contentent plus de la parole, mais exhibent le trophée de l'action au plus grand nombre pour alimenter de nouvelles formes d'héroïsme.
Le souci de perdre la face, d'éprouver honte ou responsabilité face à ses comportements n'est plus à l'ordre du jour. Au contraire, les adeptes du happy slapping sont de parfaites illustrations de l'individualisme contemporain. Détachés de leur sentiment d'appartenance à un ensemble, les autres ne sont à leurs yeux que des figurants. Bien en phase avec le cynisme et le mépris qui pénètrent nos sociétés, ils ne peuvent se mettre à leur place, aucun «autrui généralisé» n'a été intégré en eux. Leur moi est sans autrui auquel on pourrait rendre des comptes.
Dernier ouvrage paru: la Saveur du monde. Une anthropologie des sens, Métailié.
Sur un autre registre, mais lié, des chaînes commerciales passent à des heures de grande écoute (de grande vision plutôt) des séquences d'ultraviolence empruntées à l'actualité, sans grand souci de la souffrance des victimes ou de leur famille. Des émissions spécialisées les réunissent parfois dans des sortes de best-of. Sur un mode plus soft, les émissions fondées sur le principe de «piéger» quelqu'un dans la vie quotidienne pour jouir en voyeur de la situation se multiplient, sollicitant même des enfants, mettant à vif le nerf des adultes. Des téléspectateurs eux-mêmes envoient les séquences vidéo où un proche s'est involontairement couvert de ridicule ou blessé. Le happy slapping est dans l'air du temps comme une sorte d'ambiance générale. Des émissions cultes pour les jeunes comme Jackass ou Dirty Sanchez, où la provocation devient une forme d'humour, en sont une illustration ludique (mais consentie par les acteurs).
Là où, autrefois, l'attrait de la régression était barré par des interdits encore relativement agissants, étayés par une présence des parents ou d'autres adultes, vigilante en termes d'éducation, l'interdit est battu en brèche par d'autres modalités éducatives plus centrées sur le laisser-faire et l'autorégulation, car fondée sur le sentiment d'autonomie de l'enfant.
Pendant que les parents perdent leur influence éducative, que l'école peine à établir les règles d'une citoyenneté partagée, une part des jeunes entre sous l'influence d'une culture des pairs tout entière régie par l'univers de la consommation et de la publicité, accentuant encore l'écart entre les générations. Aucune instance n'est plus en mesure de dicter des conduites, d'induire des normes morales, l'expérimentation commande une part du rapport au monde, le corps à corps venant éventuellement à la place de repères de sens ou de valeur partagés.
Un manque de distinction est souvent décelable chez certains jeunes entre les prérogatives de l'espace privé et les exigences sociales de l'espace public. Les contraintes propres à ce dernier sont volontiers vécues comme une brimade ou comme une ressource pour une provocation ludique des autres, et notamment les adultes. Nombre de jeunes ne sont plus culpabilisés par ces comportements, ils sont à l'inverse dans la jubilation de titiller ce qu'ils n'ignorent pas de l'interdit des autres, car si ces derniers sont inopérants en eux, ils savent le degré d'agacement, de gêne ou d'effroi qu'ils suscitent à leur entour. Ils satisfont à la fois une régression pulsionnelle et se replient dans la toute-puissance de l'enfance, tout en mesurant également leur pouvoir d'action sur les autres. Ce jeu de provocation est soutenu par une organisation sociale qui tend à se juvéniliser et à proposer ces régressions comme un modèle de comportement. Après soi le déluge.
Dans une société où les limites se négocient en permanence, il convient de savoir jusqu'où aller. Souci par ailleurs typiquement adolescent, accentué par le contexte contemporain de désorientation du sens et la nécessité d'établir par soi-même les codes de ses relations aux autres et au monde. Forcer le trait est une bonne manière d'attirer l'attention. Maints comportements de la vie quotidienne sont de cet ordre, avec la volonté de troubler le regard des éventuels spectateurs d'une autre classe d'âge. Ces attitudes tendent à devenir courantes dans les lieux publics ou les transports en commun (bousculades à grands cris, pets, rots, baisser son pantalon, interpellations bruyantes...). Le tout assorti de regards en coin pour évaluer le degré de réussite de la provocation. Nous sommes désormais dans des sociétés d'expression libre du plaisir, où la jouissance est de droit.
Si l'autre n'a guère de statut, la honte n'a plus lieu d'être car la pudeur est disqualifiée. Paraître n'a plus pour l'adolescent le sens de comparaître car le regard d'autrui est sans incidence sous cet aspect. Seul importe le fait de se faire plaisir. La reconnaissance n'a de valeur que venant des pairs, et surtout pas du père ou des aînés. C'est un monde du proche, de copains, et non du lointain, témoignant d'une altérité. C'est un monde de toute-puissance puisqu'il n'intègre pas dans ces comportements la place de l'autre. L'absence de honte traduit le moi grandiose de certains adolescents dans leur volonté d'autoengendrement, ils prétendent non seulement ignorer les règles et les valeurs du lien social, mais entendent de surcroît provoquer ceux qui les regardent. Le jeune est assuré de la connivence d'une partie de ceux de sa classe d'âge, en ce sens il n'est nullement dans la subversion des modèles de civilité mais dans leur renforcement puisque la transgression engendre ici le rire et le mépris à l'encontre des victimes. Le jugement dépréciatif des autres est recherché comme une incitation à aller plus loin encore.
Ces comportements sont essentiellement masculins, renchérissant sur de vieilles valeurs de la virilité où il s'agit d'être le meilleur en multipliant les épreuves: qui pisse ou crache le plus loin, qui «tombe» le plus de filles, qui a «la» plus longue, qui «ose» agresser un passant ou une connaissance, qui a insulté le plus copieusement les CRS, ou mis le feu à une voiture, etc. Les filles sont absentes ou spectatrices éblouies de ces joutes viriles. Rites mineurs de virilité qui ne se contentent plus de la parole, mais exhibent le trophée de l'action au plus grand nombre pour alimenter de nouvelles formes d'héroïsme.
Le souci de perdre la face, d'éprouver honte ou responsabilité face à ses comportements n'est plus à l'ordre du jour. Au contraire, les adeptes du happy slapping sont de parfaites illustrations de l'individualisme contemporain. Détachés de leur sentiment d'appartenance à un ensemble, les autres ne sont à leurs yeux que des figurants. Bien en phase avec le cynisme et le mépris qui pénètrent nos sociétés, ils ne peuvent se mettre à leur place, aucun «autrui généralisé» n'a été intégré en eux. Leur moi est sans autrui auquel on pourrait rendre des comptes.
Dernier ouvrage paru: la Saveur du monde. Une anthropologie des sens, Métailié.
1 commentaire:
Cette analyse est terrifiante. Et pour avoir observé certains des comportements décrits, je pense qu'elle n'est pas dans l'exagération. J'observe et j'écoute ma fille (douze ans) à qui j'ai essayé d'inculquer quelques valeurs. Et elle est bien dans ce système de la provocation gratuite, qui ne vise pas à déstabiliser un ordre trop strict, mais qui prospère dans une société où la consommation est le seul repère.
J (sancerre)
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